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Adrien Delmas, le prodige de l’ombre

Bosseur, ambitieux et réservé, le jeune homme de 22 ans seulement est pourtant loin d’être un débutant au poker. De ses premiers pas dans un club de sa région à son expatriation londonienne, en passant par son ascension online, le vainqueur du High Roller du WPO Dublin 2017 a accepté de se dévoiler pour PokerReport.eu. Entretien avec l’un des joueurs les plus talentueux de sa génération, actuellement en course dans la Top Shark Academy de Winamax.

PR.eu : Bonjour Adrien, revenons sur tes débuts. Comment et à quel âge as-tu débuté le poker ?

A.D. : J’ai connu le poker vers mes 15 ans. Mon cousin jouait des petits tournois de temps en temps. Il m’avait raconté qu’on pouvait gagner contre ses potes avec des stratégies. Il m’a passé les trois livres Harrington, je les ai lu, quasi 1 000 pages en tout, mais je connaissais à peine les règles. La stratégie inhérente au poker, complexe, m’a passionnée. Puis j’ai commencé à jouer dans un club de ma région, le Ribéracois Poker Club, présidé par Jean-Luc Delugin. A cette époque, je me passionnais pour les jeux vidéos, je jouais notamment à Counter Strike à un bon niveau. Le poker, c’était limite un peu tabou chez moi, jouer de l’argent n’était pas très bien vu. J’ai continué de progresser. J’ai lu ‘Poker is war’, un bouquin déjà un peu plus poussé.

J’ai déposé 50 euros en ligne quand j’avais 16 ans. Je connaissais déjà toutes les règles de bankroll management, j’avais déjà entendu parler de la variance. Je jouais en Freeroll et des Sit&Go à 25, 50 centimes et un euro. Je suis passé de 50 à 300 euros de bankroll dans les quatre premiers mois. J’avais un petit carnet dans lequel je notais tous les tournois que j’avais joué. J’ai grimpé de limites, vers les 1 et 2 euros. Vers 17 ans, j’avais monté ma bankroll de 300 à 2 000 euros. De mes 17 à 18 ans, j’ai continué à grinder en MTT jusqu’à monter à environ 5 000 euros de BR.

J’ai réussi à me qualifier pour le WPO Dublin 2014 grâce une compétition par équipes organisée par Club Poker. C’était ma première fois en live, à 19 ans donc, et j’ai terminé quatrième du Main Event. Je venais d’entrer en école de commerce. A l’époque, c’est juste une passion dévorante. J’avais arrêté Counter Strike et je faisais du poker online. J’ai eu un Bac S puis j’ai fait une fac de psycho pendant un an avant une école de commerce. De l’argent gagné à Dublin, j’ai gardé la moitié pour le poker et j’ai epargné l’autre moitié. J’ai grindé un an sans résultats particuliers. Je me positionnais comme amateur, joueur récréatif.


Adrien Delmas lors du WPO Dublin 2014/Crédit photo Winamax

Comment s’est effectué le virage vers le professionnalisme ?

Cela faisait déjà quelques temps que je côtoyais Ivan Deyra, qu’on discutait pas mal. Lui était installé sur des limites entre 10 et 50 euros online. On s’est vu plus régulièrement, pour grind et échanger lorsque j’étais en école de commerce. Je me rappelle notamment de Winamax Series en septembre 2015 où j’ai fait 50 000 euros de profit sans gagner un tournoi d’ailleurs. Avec cette nouvelle bankroll, je me suis dit, pourquoi ne pas se lancer dans l’aventure professionnelle. Même avec les cours, j’avais quand même le temps de bosser mon jeu et de jouer. Sur les grosses limites, cela s’est très bien passé dès le début.

En décembre, je devais partir en Erasmus pour six mois. J’ai proposé à Ivan de venir avec moi à Edimbourg jusqu’à l’été d’après. Fiscalement, c’était intéressant et surtout on pouvait jouer le .com pour progresser. Je n’avais que neuf heures de cours par semaine ! J’ai donc passé mon temps à grinder et à bosser mon jeu. Et en février, j’ai commencé à faire le circuit EPT à Dublin, et j’ai quasiment fait toutes les étapes depuis. Après l’Ecosse, j’ai terminé mon cursus scolaire, surtout par respect pour mes parents qui avaient investi pas mal d’argent dans mes études. Il me restait un an, dont six mois de stage, à Bordeaux. En janvier 2017, j’ai déménagé à Londres avec Ivan, Romain Lewis, Guillaume Diaz, Benjamin Nicault, Victor Choupeaux… Depuis près de deux ans, j’écume donc le circuit et dispute les plus gros buy-in online.

Je me suis dit, si je veux être joueur professionnel, il faut que j’y mette tous les moyens possibles, que je me donne toutes les chances de réussir. Je suis parti dans l’optique de bosser au maximum, que ce soit mon mental comme ma technique, comme un sportif de haut niveau. Quand je veux arriver à un but, je ne veux rien regretter, tout donner et si ça ne marche pas, tant pis. Mais pour l’instant, ça marche ! Je vois cela comme une échéance sur 10 à 15 ans avant de prendre ma retraite. J’ai d’ailleurs parié avec mon père une bonne bouteille de champagne que je prendrai ma retraite avant lui.

Quelles sont tes habitudes de jeu, online et live ?

95% de mon volume, c’est du MTT. Par période, je fais des Sit&Go heads-up hyper turbo, pour faire progresser mon jeu heads-up ou lorsque je suis en voyage avec un gros décalage horaire sans la possibilité de faire de session. J’ai un très bon pote, Benoît Méric, qui est régulier du format depuis des années. Quand j’étais en fac de psycho, je jouais en cash-game online heads-up NLHE et PLO et 6-max PLO pour apprendre le jeu.

En live, je n’ai jamais joué en cash-game de ma vie. Dans un festival, il y a quasiment des tournois tous les jours. Et cela me prendrait de l’énergie dont j’ai besoin pour me reposer, pour me préparer pour les tournois. Je pense qu’on ne peut pas exceller dans deux domaines différents et moi j’ai envie d’exceller en MTT, j’y mets toute mon énergie et je ne veux pas me disperser. Le cash-game, c’est tout à fait différent. Online, je joue tout entre 50 et 10 000 euros, et en live entre 1 000 et 10 000 euros.

Avec Romain Lewis et Ivan Deyra à Las Vegas/Crédit photo Winamax

Quelles sont les rencontres qui ont été déterminantes pour toi ?

Au départ, c’est Cyril Mottet qui m’a pris sous son aile quand j’avais 16 ans, qui m’a coaché. C’est mon premier mentor. J’ai aussi gardé des contacts avec de nombreuses personnes dans mon club. Puis évidemment, Ivan Deyra, mon binôme avec qui je continue de travailler. J’ai eu la chance de rencontrer Sylvain Loosli et Davidi Kitai lors du WPO Dublin en 2016. Pour moi, ce sont des génies, des stars de ce jeu. Après une soirée à leur côté avec Ivan, ils ont été séduits par nos profils et ont voulu investir sur nous. On a désormais un groupe de travail, avec Romain Lewis et Guillaume Diaz également, dans lequel on échange régulièrement.

Avec Ivan Deyra, vous avez la réputation d’être de gros bosseurs. Concrétement, comment fais-tu pour travailler ton jeu ?

Techniquement, on utilise différents logiciels comme Pio Solver, HRC, Equilab etc, on review des mains en les analysant pour voir ce que l’on peut faire de mieux. On regarde des vidéos réalisés par les meilleurs grindeurs du monde sur des sites comme Raise Your Edge et BitBStaking. Je vais d’ailleurs être coach ambassadeur pour BitBStaking pour la France à l’ouverture du .eu.

En ce qui concerne le mental, j’ai lu et j’essaye de comprendre tout ce qu’il y a dans ‘Le mental au poker 1 et 2’ de Jared Tendler, traduit en français par Peanuts. Plein de gens le lisent mais cela ne leur sert à rien car ils n’appliquent rien de ce qu’il y a dedans. Faire tous les exercices et incorporer toutes les notions, cela peut prendre énormément de temps. Cela fait plus d’un an et demi que je travaille dessus et je pense que je n’ai pas incorporer un tiers des ouvrages. Sur certains types de tilt par exemple, il m’a fallu six mois pour intégrer les concepts. Ce sont des choses logiques, mais pour les incorporer inconsciemment, il faut énormement de temps.

Travailler ses objectifs, ses motivations, c’est également très important. C’est même primordial pour durer dans ce milieu. Certains ne dépendent pas de notre volonté et c’est un peu inutile de s’y consacrer. Les objectifs qu’on veut se poser, ce sont ceux sur lesquels on peut avoir une incidence. Je ne vais pas me dire « je vais gagner l’EPT » quand je me rends sur un festival. Par contre, je vais me dire « je connais mes faiblesses en live sur telle ou telle partie de mon jeu et je vais travailler dessus ». Par exemple, sur ce festival-là, je vais travailler sur mes stratégies d’open, ma posture à table etc. Finir le séjour positif, tu ne peux pas le maîtriser au poker. Jouer de la manière la plus optimale que tu puisses et toujours trouver des manières de progresser, c’est ça l’important.

En terme d’hygiène de vie, j’essaye de régler mon sommeil pour conserver un bon rythme de vie, j’essaye de manger le plus équilibré possible. Ce n’est pas forcément facile quand je suis en déplacement. Par rapport à Dublin 2014, j’ai perdu une vingtaine de kilos après m’être mis au sport. Quand je vivais à Bordeaux, je faisais du jujitsu self-defense. C’est un sport que j’aimerai continuer à Londres mais c’est compliqué de trouver un club. On y fait du squash régulièrement avec Ivan.

Lors de sa victoire dans le High Roller du WPO Dublin 2017/Crédit photo Winamax

Tu as évolué en même temps qu’Ivan Deyra et Romain Lewis, pourtant tu n’as pas la même notoriété. Comment l’expliques-tu ?

Au départ, il y avait un peu une volonté d’anonymat de ma part. Dès que je pouvais, je changeais de pseudo online par exemple. C’était une volonté personnelle, pour gagner plus d’argent contre les regs. Et puis, j’étais encore à la fac et niveau fiscal je n’étais pas trop sûr de ce qu’il fallait faire. Maintenant que je suis à Londres, déclaré comme résident là-bas, je commence à communiquer plus pour aller chercher des sponsors. Le manque de résultats live a aussi fait que j’ai été moins connu qu’eux. Pourtant, j’ai joué les mêmes tournois mais au début, cela s’est moins bien passé. Leurs performances ont parlé pour eux, les miennes sont restés dans l’ombre.

Depuis que j’ai commencé à être pro, c’est un objectif d’être sponsorisé. Je sais que cela prend du temps et que c’est indépendant de ma volonté. Je suis très heureux pour Ivan et Romain (NDLR intégrés à la Team Pro Winamax). C’est mérité, il n’y a aucune sorte de jalousie ou d’envie. Il faut être patient et faire son maximum. Être sponsorisé, outre la dimension financière et le fait de représenter une marque, cela valorise ton travail effectué. Pour l’instant, je me fais une joie d’intégrer BitBStaking en tant que coach et ambassadeur pour la France. C’est la meilleure entreprise mondiale du genre actuellement sur le marché.

Comment a réagi ton entourage à l’annonce de ta carrière de joueur professionnel ?

Mes parents ont vu que j’étais très sérieux. Mon père était beaucoup plus réticent, il est dans un milieu de travailleurs, où l’on commence en bas de l’échelle et où l’on gravit les échelons. Il manage désormais une agence bancaire. On ne se dit pas que le jeu, le poker, peut être un travail. Notamment en France, on a du mal à associer la notion de plaisir au travail. Parce que cela me plaît, cela ne serait pas un travail. Je bosse pourtant sûrement beaucoup plus que mes parents. Je fais cinq ou six sessions par semaine d’au moins dix heures, soit déjà 50 à 60 heures, plus au moins deux à quatre heures par jour de travail sur mon jeu, soit 80 heures par semaine de moyenne. Au début, ils n’ont pas trop accepté puis je leur ai montré mes résultats, mon sérieux, je leur ai expliqué comment je gérais mon argent et c’est passé. Ma copine m’a toujours supportée, depuis plus de quatre ans que l’on est ensemble, c’est une énorme chance. Et mes amis, ils suivent les coverage, les streaming etc. avec passion. Bref, je suis très bien entouré.

As-tu le temps pour d’autres hobbies, pour une vie sociale hors poker ?

Je joue encore occasionnellement à des jeux videos, en solo ou avec des amis, mais plus en compétition. Je suis toujours très informé de ce qui se passe, je collectionne des jeux rétro, c’est un milieu qui me fascine. Je fais des efforts pour rentrer en France dès que je peux voir ma copine, je fais mes plannings sur plusieurs mois pour libérer du temps pour la voir, pour passer du temps avec mes amis. Quand je rentre en France, j’ai beaucoup moins le temps de grinder. Mon groupe d’amis de la fac, les « Kiwis », ceux du lycée, ceux avec qui je fais le geek, de la musique … Ce sont eux qui me supportent au quotidien, qui me donnent une force extraordinaire pour le poker.

As-tu un meilleur et un pire souvenir lié au poker ?

Certains lieux m’ont beaucoup marqué. Prague par exemple, j’adore cette ville. Juste y marcher, voir le marché de Noël, c’est un souvenir fort alors que je n’y ai pas fait de résultats. C’est une chance folle de pouvoir voyager autant. Les bons aspects du poker, c’est aussi la camaraderie, les moments de fortes émotions lors de deep run, de victoires, de soi-même ou d’amis. J’ai l’impression d’être plus heureux quand je vois un pote gagner que quand je gagne. Si on regarde le streaming de la finale du HR WPO Dublin, je crois que je n’ai même pas souri lors de ma win ! Les victoires, les trophées (j’ai deux Winamax Series à mon palmarès), c’est toujours ultra plaisant.

Mes pires souvenirs ? Mes comportements à table à mes débuts, je n’étais pas très avenant. Il y a eu des périodes difficiles online aussi, mais au final, je pense que les moments de bad run sont plus des moments de chance que de tristesse.

Remise de trophée au WPO Dublin 2017 avec Matthieu Duran et Patrick Bruel/Crédit photo Winamax

Quels sont les rêves que tu aimerais assouvir dans le poker ?

En terme de trophée, bien sûr j’aimerai décrocher un bracelet WSOP. Et un WCOOP ou un SCOOP online. Ce serait une grosse satisfaction. Depuis que je suis pro, j’ai fait deux TF WCOOP sur des gros buy-in, c’est encourageant. Gagner pas mal de trophées, c’est ça le rêve, je ne joue pas spécialement pour l’argent mais pour le prestige, les titres, la compétition. En terme financier, si dans dix ans je pouvais avoir au moins deux millions d’euros sur mon compte, ce serait pas mal. Mais ce n’est pas ma préoccupation première.

Si tu n’avais pas jouer au poker, qu’aurais-tu fait ?

Je crois que j’aurai pu faire 10 000 choses dans ma vie. Si maintenant je devais repartir sur un métier, je pense que je retournerai vers la psychologie. C’est un domaine qui me plaît profondément, la psychologie sociale et tous les mécanismes de manipulation verbaux, corporels etc. Je voulais faire de la recherche en psychologie à la base, mais on m’a rapidement dit que c’était extrêmement dur d’avoir un poste. Je suis très fort dans les chiffres aussi, l’école de commerce c’était pour faire de la finance de marché, de bourse mais l’aspect très peu social de la chose fait que maintenant je ne pourrais pas travailler dans ce milieu, sauf la finance environnementale peut-être.

L’entrepreneuriat m’intéresse aussi, j’avais créé ma petite boite lors de mes études. Pour l’avenir, j’ai des projets dans l’immobilier, je sais dans quoi j’aimerai investir, ce que j’aimerais avoir comme patrimoine. Je pourrais aussi travailler dans l’univers du jeu vidéo, c’est un domaine qui me plaît particulièrement. Mais pour l’instant, toute mon énergie est dévouée au poker.